« J’ai voulu rappeler que ce nègre fut un grand homme. Ses belles facultés ont éclaté dès que les hasards de la fortune l’ont mis à même de jouer un rôle ; par son génie, par ses exploits, par l’habileté de son administration, par sa puissance de conception, il a prouvé que l’homme noir ne le cédait en rien à l’homme blanc de ce qui fait la gloire de l’espèce humaine… » Tel est le portrait qu’en tire Victor Schoelcher1 en 1880.
Tout commence dans la colonie française de Saint-Domingue, la plus pospère des colonies françaises à cette époque, avec ses plantations de café, de sucre et ses esclaves (480 000 pour 30 000 colons). Dans la sucrerie Breda, près du Cap, naît le 20 mai 1743 François-Dominique Toussaint, fils d’un roi du Bénin déporté sur l’île. D’abord gardien de bétail pour son maître, Baillon de Libertat, qui l’affranchit en 1776, il occupe aussi des fonctions de cocher, de régisseur (poste généralement réservé à un Blanc), de médecin (surnommé « docteur feuilles » pour sa connaissance des vertus médicinales des plantes). Homme libre, Toussaint acquiert une petite fortune grâce à la culture du café.
Lorsque Toussaint prend part au soulèvement des Noirs en août 1791, sous l’impulsion des célèbres prêtres vaudous, notamment Makandal et Boukman, il devient vite la tête pensante, le fin stratège de l’armée des marrons (esclaves en fuite) qu’il transforme en une redoutable machine de guerre de 2 000 hommes. En 1793, au service des Espagnols (colonisateurs de la partie orientale de l’île) en guerre contre les Français, il reçoit des rois de Castille une épée d’honneur en récompense de sa bravoure et de ses succès et le grade de lieutenant-général des armées du roi d’Espagne. Cependant, après la proclamation de l’abolition de l’esclavage en France et dans toutes ses colonies, Toussaint Louverture se rallie à la France en 1794 pour défendre la colonie contre les planteurs pro-esclavagistes alliés aux Anglais. Son but ultime restant l’affranchissement pour tous les Noirs, il appelle ces derniers à soutenir le gouvernement révolutionnaire français et à se battre pour la liberté et l’égalité. Grâce à ses succès militaires, Toussaint Louverture (ce nom proviendrait de sa promesse d’ouvrir les routes d’un avenir meilleur) parvient au grade de général de division de l’armée coloniale, puis de général en chef des armées françaises. Il a maintenant 4 000 hommes sous ses ordres et contrôle un vaste territoire À la suite d’une mésentente avec Rigaud, Toussaint conquiert la plus grande partie de l’île et entre en triomphateur à Santo-Domingo. Cette annexion consacre sa toute puissance. Après la reddition des Anglais, le chef incontesté de Saint-Domingue fait voter la Constitution de 1801 accordant l’autonomie à la colonie et s’autoproclame gouverneur à vie.
Ce geste déclenche l’ire du premier consul Bonaparte, qui, pressé par le lobby sucrier, décide d’envoyer en février 1802 une expédition de 25 000 hommes sous les ordres de son beau-frère, le général Leclerc, pour ramener la colonie dans le giron de la France et surtout restaurer l’esclavage. Durant trois mois, Toussaint et ses généraux résistent aux assauts répétés des soldats de Leclerc. Le général français Pamphile de Lacroix n’hésitera pas à qualifier de « fait d’armes des plus remarquables » la sortie à la baïonnette à travers les lignes ennemies -après 3 jours de siège- de la garnison (1 200 hommes) du Fort de la Crête-à-Pierrot défendu par Dessalines. La farouche résistance de Toussaint Louverture et de ses hommes oblige Bonaparte à dépêcher en mai de la même année 3 500 hommes supplémentaires sous le commandement du général Richepance. La victoire ne se dessinant toujours pas, reste à tendre un piège au général noir, capable de rivaliser avec des soldats chevronnés. Connaissant l’admiration de Toussaint pour sa personne, Napoléon l’invite à le rencontrer en tête-à-tête dans une lettre qui lui est personnellement adressée. Malgré le doute et les mises en garde de ses proches, Toussaint Louverture se rend au rendez-vous et est traîtreusement arrêté le 7 juin 1802 (avec femme, enfants et nièces) sur l’habitation Georges, près d’Ennery. Immédiatement embarqué prisonnier à bord de la frégate Créole, puis transbordé à bord du Héros, près du Cap, le Général est enchaîné, déporté en France, puis abandonné, sur ordre de Napoléon Bonaparte, dans la prison de Fort-de-Joux (dans le Jura), où il meurt de froid et de faim le 7 avril 1803.
Les correspondances de Napoléon adressées à Toussaint Louverture sont éloquentes de duplicité. En voici quelques extraits :
« Nous avons conçu pour vous de l’estime, et nous nous plaisons à reconnaître et à proclamer les grands services que vous avez rendus au peuple français. Si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c’est à vous et aux braves noirs qu’il le doit. »
« Que pourriez-vous désirer? La liberté des noirs? Vous savez que dans tous les pays où nous avons été, nous l’avons donnée aux peuples qui ne l’avaient pas. »
Une autre lettre du Premier Consul, en date du 8 novembre 1801, adressée, elle, aux habitants de Saint-Domingue, déclarait: « Quelles que soient votre origine et votre couleur, vous êtes français, vous êtes tous égaux devant Dieu et devant la République.… Si on vous dit: « Ces forces sont destinées à vous ravir votre liberté. » Répondez: « La République ne souffrira pas qu’elle nous soit enlevée. » »
La disparition de Toussaint n’arrête pas les combats, qui reprennent de plus belle en août 1802. Les troupes françaises finissent par capituler le 19 novembre 1803 mettant ainsi un terme à une longue guerre coloniale. Saint-Domingue obtient officiellement son indépendance le 1er janvier 1804 et reprend son nom indien initial, Ayiti (pays montagneux), en référence aux premiers habitants de ce territoire. En 1825 la France reconnaît l’indépendance du premier État noir à s’être libéré par ses propres moyens; mais exige le versement aux anciens colons d’une indemnité de 150 millions de francs-or que l’État haïtien mettra plus de cent ans à rembourser. Les ex-esclavagistes seront donc indemnisés par les ex-esclaves !
Durant cette guerre d’Haïti, Toussaint sut s’entourer d’hommes forts (Dessalines et Christophe, respectivement futur empereur et futur roi d’Haïti) et de conseillers blancs (Pascal, un secrétaire français arrivé dans l’Île en 1795, et deux prêtres italiens), ce qui reflétait son ouverture d’esprit. Admirateur de Napoléon, il voulait faire appliquer à la lettre la déclaration des droits de l’homme : la liberté et l’égalité à tous les habitants de l’Île. Il envisageait même d’aborder l’Afrique avec un groupe de ses meilleurs soldats, bien armés et pourvus de munitions, et d’y conquérir de vastes régions en abolissant l’esclavage et en créant des milliers de Noirs « libres et français ».
« En me renversant, on n’a abattu que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines parce qu’elles sont nombreuses et profondes » prophétisait Toussaint Louverture du bateau qui l’éloignait inexorablement des rivages de sa patrie. Malgré la duplicité de ses ennemis, ainsi fut fait !
Sources :
- L’Histoire, no 280, octobre 2005
- Historia numéro spécial – Octobre 2003
- Politique et toponymie. Le symbolisme montréalais. G. Konan
- Grioo.com – Paul Yange
- www.haitiglobalvillage.com – G. Corvington
- www.franche-comte.org
1 Politicien français, principal instigateur du décret d’abolition de l’esclavage voté par le Parlement français le 27 avril 1848, rendant ainsi la liberté à plus de 260 000 personnes.